LETIZIA LE FUR

Le crépuscule des lieux

10.10 - 16.11.2024

Dossier de presse

Le crépuscule des lieux

Il y a quelque chose de séduisant dans l’objet usé, le décrépi, le flétri ; dans le vêtement qui s’élime et le mur qui s’effrite, une fascination devant ce qui a été et bientôt ne sera plus, devant la ruine en devenir. Car avant la ruine il y a l’abandon – des maisons vides de tout habitant, évoluant au rythme de leur vie propre – demeures bourgeoises et châteaux solitaires, que Letizia Le Fur a visités et photographiés, par illusion jouant de cette séduction, révélant leur beauté cachée.

Dans ces maisons, il y a des murs de toutes les couleurs, des motifs un peu partout, des colonnes roses en trompe-l’œil et une ampoule posée sur un paysage ; il y a des portes bleues, des roses, des blanches et des dérobées, des lustres qui scintillent et des pianos renversés ; il y a aussi des fissures et des infiltrations, une baignoire un peu trop jaune, des boiseries rouge vif et un lion aux yeux oranges ; il y a une portée de labradors mélancoliques, un chat inspiré dans les bras de sa jeune maîtresse et un aigle qui aimerait bien s’envoler. Dans ces maisons il y a des histoires oubliées, de la joie et de la tristesse, de l’ennui et de l’agitation accumulés – reste le silence, entrecoupé de quelques bruissements et craquètements. Reste le silence et l’œil de Letizia Le Fur, qui du chaos extrait des fragments.

Dans le cadre de son appareil, elle ne cherche pas à collecter des histoires. Loin du document ou de l’iconographie, ses images composent des strates. Les lignes s’entrecroisent et les motifs se juxtaposent. Les volumes s’aplanissent sous l’effet du flash et les points de fuite remontent à la surface. Il y a une forme de déréalisation, d’étrangeté qui passe aussi par la couleur : patiemment retravaillée, extrapolée, elle tire presque toujours vers le pastel. Paradoxalement peut-être, ce traitement de l’image donne à l’objet un nouveau statut. Entre nature-morte acidulée et magasine déco d’un autre temps, le visible apparaît « de manière oblique »[1] et le rebu est transformé en sujet de désir, ce qui est peut-être le moteur fondamental de toute image.

À l’origine il y a donc le désir et l’illusion – pensons au reflet de Narcisse ou à l’amour de Pygmalion –, deux propriétés que Letizia Le Fur explore dans l’ensemble de ses travaux, dans ses Mythologies (2019-2022) ou dans ses Échappées (en cours) par exemple, jouant avec nos mécanismes de perception pour explorer la beauté – la manière que nous avons de la façonner, de la fantasmer et même de nous laisser duper par elle.

Quel feu brille là ?

L’aube du jour déjà ?[2]

Les lieux en transformation que Letizia Le Fur photographie ne sont pas encore ruines mais sont déjà vestiges. Devant ces images nous sommes cependant loin du vague à l’âme ou de la mélancolie romantique. Il n’y a rien des ruines d’Hubert Robert, de celles de Panini ou de Piranèse, non plus du charme inquiétant d’un memento mori, des méditations de Volney ou de Chateaubriand. Ici se joue plutôt la question du devenir – une notion que Letizia Le Fur emprunte à Deleuze et Guattari – c’est un dire que les espaces qu’elle visite sont en changement, non pas dans leur nature – ils conservent leur mémoire – mais dans leur état, et dans leur rapport à l’Autre. Vestiges d’une grandeur passée, ils sont également promesse et bien plus encore. Le « crépuscule des lieux » s’approche en ce sens du « crépuscule des dieux » de Richard Wagner[3], en cela qu’il expose le déclin du jour non pas comme simple promesse de l’aube, mais comme portant en son sein cette aube à venir – il la contient déjà, elle est en lui.

À la fois vestiges et aube nouvelle, traits d’union entre passé et futur, ces images s’inscrivent pleinement dans notre quotidien et son éphémérité, ce à quoi renvoient peut-être les mouchoirs sur lesquels elles se matérialisent. D’une grande légèreté, partiellement transparents, constamment à la limite du froissement, ces mouchoirs de soie rejoignent la fragilité des histoires qu’ils absorbent. Ils les accueillent et en symbolisent du même coup le caractère profondément intime.

Car ces maisons sont toujours habitées dans leur intimité. Ici, un dossier marqué par de nombreux frottements ; là, un fauteuil semble encore occupé, en creux. Les lits sont faits depuis longtemps – les meubles plus ou moins rangés – mais la matière est comme imprégnée d’une multitude de traces qui, pour qui leur prête attention, ouvrent autant de portes à l’imaginaire. Au contraire des magasines de déco dont nous parlions plus haut, de ces mises en scène impersonnelles d’objets encore intouchés, ces lieux sont investis d’une mémoire – presque morts, ils transpirent la vie – l’aube du jour, déjà ?

Grégoire Prangé

Lille, août 2024

(1). Nous pouvons alors considérer que l’art transforme ou participe à des changements de manière indirecte, telle une sorte de « main invisible » esthétique, et qu’elle contribue à penser la réalité par des voies de traverse, à la dire et à la représenter de manière oblique. » Lageira J., La déréalisation du monde, réalité et fiction en conflit, Jacqueline Chambon, Arles, 2010, p.40.

(2).Richard Wagner, « Crépuscule des dieux », troisième journée de L’Anneau de Nibelung, traduction Alfred Ernst.

(3). Troisième journée du cycle wagnerien L’Anneau de Nibelung.

Les images de la série Le crépuscule des lieux (2024) sont imprimées double face sur des mouchoirs 100% soie crêpe de Chine

5 exemplaires (4 + 1 E.A) en 30 x 30 cm ou en 120 x 120 cm

Nous remercions Pâme, qui a rendu possible l'impression de cette série sur soie

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