HERMINE BOURDIN
Des plis de pierre et de peau⎥Solo Show ⎥26 mars - 14 juin 2025
La galerie Julie Caredda est heureuse de présenter Des plis de pierre et de peau, la deuxième exposition personnelle d'Hermine Bourdin à la galerie.
L’exposition Des plis de pierre et de peau donne à voir une série de sculptures, photographies et dessins d’Hermine Bourdin. Le corps de la femme y rejoint la courbure de la roche, l’un comme l’autre modelés par les forces telluriques, signes de leur appartenance à la Terre. Et s’il fallait, pour cette raison, les considérer à l’aune d’une esthétique commune ? Le dialogue entre les œuvres invite à questionner les déterminismes de notre regard et à s’engager dans un nouveau rapport à la beauté.
Des plis de terre et de peau (Texte de Guillaume Longé, chercheur et conseiller artistique)
I
Quoi de plus irréel que la sublime Pietà (1498-99) qu’abrite la basilique Saint-Pierre du Vatican ? Une mère retient son fils mourant sur ses genoux… Une mère ? Sous le burin de Michel-Ange, elle est aussi jeune, sinon davantage, que le Christ ! La femme, vierge et figée dans sa jeunesse, continue de travailler l’imaginaire occidental – et au-delà. En sculpture, elle est un apogée de courbes et de plis. Notre adoration s’y enflamme ! Miracle, en effet, que cette composition où la ligne ne cesse de sinuer. Deux siècles et demi plus tard, le peintre et théoricien William Hogarth, dans Analyse de la beauté (1753), la désigne « line of beauty ». Il déclare : à tout artiste voulant atteindre le Beau d’en maîtriser les secrets.
À nos yeux, la vie végétale comme le monde minéral en portent la grâce. Est-ce en raison d’une comparaison impensée avec le corps sculptural de lignée antiquisante ? Aimons-nous les jeux formels de la roche d’autant plus qu’ils évoquent le corps idéal ? L’affirmative est banale à rappeler. L’idéalisme se situe hors du temps, mieux : il le hait. Au sommet de tout, les archétypes sont aussi figés que définitifs. On n’imagine pas le mètre étalon se tasser sur ses vertèbres millimétriques, ni courbant le dos.
Sauf à s’appeler Marcel Duchamp et à faire le geste aussi simple que révolutionnaire de lâcher à un mètre de hauteur trois cordes d’un mètre chacune : 3 stoppages-étalon (1913-64). Et si l’idéal, en tant que référence, se proposait en son paradoxe ? Autrement dit, et s’il devenait idéal-nature : ouvert, malléable – désir, c’est-à-dire de toute forme possible ? Pas de courbe dominante dictant les bonnes règles de courbure… Mais une courbe vivante.
Qu’en serait-il, alors, de la Pietà rattrapée par la vie ? Passant de marbre à chair, elle changerait du tout au tout. Hier, triomphant de la gravité et de la mort (extra-terrestre et inhumaine), elle épouserait aujourd’hui le sol et l’humanité qui le peuple. Elle ne serait pas un corps de vieillarde, cristallisant la peur et la détestation, mais la détentrice d’un mystère, à travers elle, s’exprimant plus avant. Elle ne susciterait pas l’horreur, mais la fascination, se rapprochant plus près de ce principe originel qui anime et emporte le devenir.
II
Dire que le corps participe à la fabrication d’un humain en tant que personne sonne comme une évidence – de son psychisme à l’étendue de ses aptitudes en société. Trois dimensions jouent de concert : (1) le corps en tant que donnée physique indépassable (par exemple, je fais la taille que je fais), (2) le corps en tant que réceptacle de représentations et symboliques sociales (valorisation de la silhouette longiligne), (3) le corps en tant que mandataire, par effet retour sur l’individu d’une modification ou d’un attribut qu’il lui apporte (j’enfile des chaussures à talon). Mais l’évidence n’a pas le même poids et ne fonctionne pas de la même façon pour les hommes que pour les femmes. Les injonctions latentes, produites par un contexte culturel aux sources multiples, situent les femmes dans un rapport ontologique avec leur corps bien particulier. Être belle, en permanence, selon des critères qu’elles ne choisissent pas, est un mot d’ordre autour duquel elles se doivent de trouver un équilibre tout au long de leur existence. Tel est, en tout cas, une généralisation à partir de laquelle il est bon de réfléchir. En commençant par se demander dans quelle mesure la société s’approprie ainsi le corps des femmes, et, par extension, encadre leur capacité à être.
La reprise du pouvoir sur son corps est un objectif fondamental du féminisme. Il n’est porteur d’aucune prescription (voulant justement s’affranchir de toutes). Son ambition a les contours d’une liberté dans laquelle chaque femme choisit ce qu’elle souhaite pour elle-même. Aucune féminité ne peut se prétendre plus légitime qu’une autre. Le champ des possibles s’offre, synonyme d’un horizon d’être sans restriction. On en vient à rêver que chaque femme définisse, en toute indépendance, de quelle façon elle veut se rendre présente, pour soi et pour les autres.
III
La question du regard se pose – encore et toujours, centrale dans les domaines de l’humanisme et de l’écologie qui ne font qu’un. Du regard dépend la création du monde, de l’autre et de soi. À ce soi, il a la capacité d’apporter être, puissance et joie. Une triade qui s’affirme comme une nécessité à l’heure où les menaces font rage et en appellent à l’engagement. C’est d’ailleurs au cœur de l’éco-féminisme depuis son émergence dans les années 1980.
Le regard gagnerait à être considéré comme un commun, d’une importance encore plus essentielle face aux processus inédits de déshumanisation qui atteignent des ampleurs sans précédents, portés par des hubris à la fois technologiques et politiques. Dans cette perspective, le conditionnement des corps est grave, non seulement en ce qu’il réduit l’amplitude, sinon la réalisation même de nos êtres, mais aussi en ce qu’il tend à abroger notre appartenance à la Terre.
Que faut-il comprendre, alors, dans le dialogue des courbes de la roche avec celles du corps de la femme ? Qu’un fil les relie si l’on veut se donner la peine de voir. Si voir se dote d’une capacité à déceler les affinités subtiles qui nous rattachent à l’élan commun de la vie. Celui de la nature, artiste en son génie de la pierre comme en celui de la chair. La montagne respire tandis que nos poumons se gonflent. La beauté, comme l’avait deviné Hogarth, tient en effet dans cette courbure qui nous identifie à l’infinité de la nature. Une nature non pas garrottée par quelque opposition à la « culture », mais en perpétuelle invention. Une nature qui n’a pas peur de l’absence de normes et accueille le sacré dont elle reformule le sens.
On a cru que les « Vénus » des millénaires passés étaient de pierre… On les a éjectées dans la transcendance en leur collant un nom de déesse… Elles étaient bien de pierre, oui, mais aussi de chair, plus précisément, triple alliance : être, chair et pierre, par laquelle on choisit de comprendre, aujourd’hui, que l’humanité ne peut trouver son point d’épanouissement qu’en s’engageant dans une révolution du regard, qu’en ressentant la force de vie à l’œuvre dans la diversité des courbes, qu’en aimant la Pietà plus belle encore du pli de ses années et de son intimité vécue avec la Terre sur les genoux de laquelle elle se tient. C’est en franchissant ce seuil que j’entre dans l’exposition d’Hermine Bourdin.
Vue de l'exposition Des plis de pierre et de peau, © Paul Hennebelle, @_flaneur_studio