PARIS PHOTO
7 - 10 novembre 2024 ⎥Stand M03
Une bombe au paradis (1)
À l’occasion de l’édition Paris Photo 2024, Letizia Le Fur présente Décolorisation, une série de photographies inédites en noir et blanc qu’elle a réalisée à Tahiti. Elle a tourné le dos à ses plages légendaires pour regarder ses terres. L’intérieur – en langage insulaire. Il est tout forêt. Et s’il n’y a pas âme qui vive, l’humain pourrait bien en être le principal sujet.
Regarder Tahiti, c’est un travail, pour se dévêtir de chacun des mythes dont elle a été affublée. Le mythe, d’abord, d’une île paradisiaque et lascive, peuplée de vahinés, aux mille couleurs vives, dépeintes et rapportées par Gauguin. La Polynésie a été envahie au 18e siècle par les missionnaires, et les explorateurs européens. On dit que Bougainvilliers la « découvre ». Il est surtout le premier, depuis son journal de navigation, à avoir généreusement inspiré les fantasmes. Tahiti aujourd’hui : c’est presque l’île générique, celle qui incarne l’ailleurs, le bout du monde (2), voire la définition même de l’exotisme.
Letizia Le Fur opère ici un renversement de paradigme à plusieurs égards. La mer turquoise, les cris de ce que l’on appelle la couleur tropicale, l’eau transparente et les verts de sa nature luxuriante, elle les a oblitérés. Ses plages aux cocotiers, effacées. La photographe a vidé l’île des seules substances qui en ont constitué ce que l’Occident a toujours cru être son identité. Elle nous plonge le regard dans le ventre de sa végétation. Elle remplit la feuille. Le papier est plus épais. Sans horizon. Le champ se réduit brutalement. Le point de vue n’est jamais dégagé. Elle induit d’autres manières de regarder – comme l’écouter (3).
En regardant certaines de ses photos, je peux entendre la voix de Letizia, désenchantée, je lui dis que je sens une végétation tellement exposée à la lumière qu’elle semble par endroits brûlée. Élimée par l’histoire d’un soleil tamisé. Les paysages ne sont pas ceux que l’on attend. Ils sont en noir et blanc. Le noir et blanc de l’histoire, les gris de la chronique. Le noir et blanc de ce qu’il reste quand tout a brûlé. Le noir du calciné. Les teintes plus claires du cendré. Une matière qui vole, plus légère. Qui infiltre les yeux. « Je me suis faite violence » me confie-t-elle. Toute personne qui connait son travail, sait que Letizia Lefur vient de la couleur. Ici, elle rompt avec ce qui a fondé sa pratique jusque-là. Le choc. Comment dissiper les nuages gris du passé ?
Je tombe sur un autre chapitre de la colonisation : les essais nucléaires. La première expérience atomique du Pacifique. Tout le vivant a été contaminé. Des vies ont brûlé. Ça a d’abord été le feu de la radioactivité dans l’atmosphère, puis sous la terre. La France avait prévu d’intervenir sur le massif corse, mais c’est Tahiti qui a été irradiée, contrainte de participer à « la force de dissuasion nucléaire française qui peut et doit à toutes et tous nous assurer la paix » (4). Le gouvernement français leur a promis que leur vie était hors de danger, que les effets étaient inoffensifs et qu’iels auraient accès à l’eau et l’électricité. Encore un mythe. Pourtant, les chiffres n’en sont pas : 193 essais nucléaires ont été menés par la France entre 1966 et 1996, ils ont eu un impact grave sur l’environnement, la situation sanitaire et l’ordre social des Polynnésien·nes. « C’est comme si, pendant 30 années, une bombe de Hiroshima explosait chaque semaine en Polynésie. » (5) Les séquelles sur tout le vivant, les habitant·es sur des générations, les arbres, les animaux, l’eau des lagons, la forêt continuent d’être gravement affecté·es. Les victimes d’exister.
Décolorisation dit l’état d’urgence, l’espoir d’une prochaine décolonisation(6). Letizia Le Fur sème le trouble en reconnaissant sa très grande beauté à ce paysage qui met du temps à décanter. Si aujourd’hui certain·es artistes ou photographes se sont affranchi·es du corset exotique, ou du cliché touristique, pour rompre avec les représentations colonisées de Tahiti, la figure humaine et les couleurs qu’on lui connait persistent. Dans les photographies de Letizia Le Fur, il n’y a aucune trace humaine mais la forêt et les arbres y sommeillent comme les esprits. Ils disent en creux, ou en hors-champ, à quel point le désert est grand là-bas dans le cœur des humains. Elle rejoue la violence de l’écrasement et de l’effacement qui sont à l’œuvre dans le processus d’occupation. Avec cette lumière inconditionnelle, la photographe aplatit tous les plans de la forêt pour qu’elle devienne le motif d’une suspension et opère comme un totem.
Claire Luna, critique d’art et curatrice.
Commissaire de l’exposition Décolorisation pour Paris Photo.
(1) Monica Emond, La Polynésie imaginée ou une bombe au paradis. Mémoire de maîtrise en science politique, université du Québec à Montréal, 2008.
(2) « Monsieur le président, vous avez utilisé cette formule en disant que vous étiez loin de l'hexagone. C'est vrai. Mais vous n'êtes pas loin de la France puisque vous êtes la France, puisque je suis en France. Grâce à vous, et je l'ai dit aussi à Wallis et Futuna, la France est partout dans le monde. Et quand on dit qu'on va au bout du monde, je réponds : « Non. On va au bout de la France ». Vive la Polynésie française ! Vive la République et vive la France !». Déclaration de François Hollande, alors Président de la République, sur les efforts en faveur de la Polynésie française, à Tahiti Papeete, le 22 février 2016. Source : élysée.fr, consulté en 09.2024.
(3) Dénètem Touam Bona, Sagesse des lianes, Cosmopoétique du refuge, 1, Post-éditions, 2021, p.11.
(4) Tahiti, de l’autre côté du miroir, LSD, la série documentaire, de Delphine Morel, réalisation Nathalie Battus, 4 épisodes, 2020. L’essentiel des références concernant l’histoire de la Polynésie sont extraites de ce documentaire.
(5) Propos de Père Auguste Uebe-Carlson, de l’Association 193, « Mururoa ou le colonialisme nucléaire », op.cit, épisode 4/4, 2020.
(6) « L’état du système foncier de la Polynésie a conduit l’assemblée générale des Nations Unies à réinscrire la Polynésie sur la liste des pays non autonomes, à décoloniser », op.cit, loc. cit.
Les images de la série Décolorisation (2024) sont éditées en impression Fine Art sur papier Hahnemühle Museum Etching 350 g, contrecollage sur dibond 2mm, en 5 exemplaires (4 + 1 E.A.). Encadrement caisse américaine en chêne brut.
La série est présentée sous trois formats : 20 x 30 cm, 66 x 100 cm ou 100 x 150 cm.